Point de Rupture (VIRGILMURDER POUR DÉBUTANTS) par Lavinie Maleuvre (soutenu à l'Institut d'études politiques de Paris) (2004)
Bref rappel historique Lorsque, au lendemain de sa victoire sur Marc-Antoine, Octave se voit seul maître des destinées de Rome, on ne peut pas dire que sa réputation soit excellente: il passe communément pour cruel, sanguinaire, déloyal, lâche. Aussi éprouve-t-il le besoin de faire peau neuve. A cet effet il change de nom (il s'appellera désormais Auguste) et cherche à mettre en place une idéologie nouvelle, propre à déguiser son projet monarchique sous des mots et des dehors rassurants. En bref, il s'agit d'enterrer la République en faisant semblant de la restaurer. Pour cela, il lui faut des propagandistes (artistes, écrivains, poètes). Et le poète le plus en vue de l'époque, c'est Virgile. Octave convoque donc Virgile et "l'invite" à lui lire la totalité des Géorgiques, profitant de l'occasion pour lui passer commande d'un grand poème à sa gloire, une épopée bien sûr, le plus noble et le plus prestigieux des genres littéraires. Impossible pour Virgile de se récuser, mais du moins fit-il admettre au prince qu'un éloge trop direct de sa personne pourrait s'avérer contre-productif, et qu'il valait mieux qu'il apparaisse à travers un héros de légende, et là le personnage d'Enée s'imposait. Le principal intérêt de celui-ci aux yeux d'Octave était que ce fondateur lointain et indirect de la patrie romaine se trouvait être en même temps l'ancêtre personnel de sa famille, puisque son père Jules César prétendait remonter à Vénus par Enée et son fils Iule. Octave serait à peine nommé dans le poème, mais les lecteurs comprendraient qu'à travers le Troyen c'est le Romain que Virgile peignait. Bien sûr, l'équivalence Enée-Octave n'est pas absolue, mais le fait est que l'on ne pouvait guère égratigner l'un sans faire crier l'autre, et sur ce point le consensus des spécialistes de l'Enéide est à peu près total. La consigne était donc de flatter du mieux possible le portrait d'Enée afin que la gloire en rejaillisse sur son illustre descendant. Selon l'opinion commune, il se plia aux ordres du maître et fit tout pour le satisfaire. Cette complaisance sans bornes a été diversement jugée au cours des siècles. Certains critiques ne se sont pas privés d'accuser Virgile de lâcheté et de servilité. Un seul exemple : Hugo, l'auteur des Châtiments, qui dans sa jeunesse divinisait Virgile, finit par lui jeter l'opprobre en osant écrire que "sa muse s'appelle Dix-Mille Sesterces". Mais il existe heureusement une façon d'échapper au dilemme et de réhabiliter pleinement le poète. La nouvelle thèse Supposons en effet que Virgile ait été profondément hostile à Octave. Sauf à choisir le silence, ce qui équivalait à démissionner, la seule issue était de dissimuler sa vraie pensée sous une façade acceptable pour Auguste, autrement dit une façade "politically correct". Selon la nouvelle thèse, précisément, Virgile aurait, dès les Bucoliques, combattu Octave avec la dernière vigueur, mais en même temps avec une telle habileté que la plupart des lecteurs n'y ont jamais vu que du feu. Reste que le recueil des Bucoliques contient moins de 900 vers, tandis que l'Enéide en compte près de 10.000. C'est donc à une tout autre échelle que le poète devait maintenant exercer son dangereux talent. Talent qui consiste à exploiter en virtuose toutes les ressources de la langue latine, en tirant parti aussi bien des polyvalences lexicales, des ambiguïtés syntaxiques, des équivoques morphologiques, en imaginant des ruses de composition et d'architecture, en jouant des images, des échos significatifs, des sonorités... Ainsi qu'on l'a vu, ce poème tel que l'explique la tradition souffrira toujours d'être entaché de servilité à l'égard du pouvoir, vice rédhibitoire selon beaucoup, et qui certainement contribue grandement à donner à l'oeuvre un esprit de sérieux souvent pesant, à la faire tomber par moments dans ce qu'il faut bien appeler le pompiérisme. La nouvelle analyse balaie ces critiques. - De poète-courtisan et thuriféraire d'un régime autocratique, Virgile se transforme en champion courageux des libertés républicaines; - D'artiste un peu "constipé", et qui, à la différence d'Homère, son modèle, ignore à peu près complètement ce que rire veut dire, il se change en maître du comique sous ses formes les plus subtiles et les plus puissantes à la fois. Car ce rire jaillit avec d'autant plus de force qu'il a été plus longtemps et plus savamment comprimé, un peu comme le pétrole d'un forage. Car c'est bien un travail de forage qui nous est demandé à nous, lecteurs, qui accédons ainsi à une sorte de collaboration active avec l'auteur dans la recherche du sens caché. L'Enéide sous l'Enéide, ou anti-Enéide Avant toute chose, il faut bien voir que Virgile ne s'est pas contenté de coups d'épingle portés çà et là à son pseudo-héros. En réalité, c'est tout le poème qui est saturé de ce que le bras droit d'Auguste, dénommait cacozelia latens, c'est-à-dire quelque chose comme un sabotage secret. L'Enéide ne marche jamais seule, l'anti-Enéide la détruit à mesure qu'elle avance. Au système sur lequel le poème est construit répond ainsi un anti-système qui en prend l'exact contre-pied. Enée n'est pas un saint homme, malgré le stéréotype pius Aeneas, mais bel et bien un Tartuffe; pas un brave, mais un lâche; pas un honnête homme, mais un tricheur. Chacun des douze chants convenablement décodé selon ce système livre un sens dévastateur pour l'image d'Enée. Par exemple, le livre I le fait voir essentiellement comme le fils de Vénus, c'est-à-dire comme une sorte d'enfant gâté qui croit que tout lui est dû, qui ne sait que gémir et que revendiquer, et qui bénéficie grâce à sa chère maman de privilèges exorbitants. C'est elle qui lui livre sur un plateau d'argent l'admirable reine de Carthage. C'est elle aussi qui, pour sa sauvegarde, l'entoure, lui et son fidèle Achate, d'un nuage d'invisibilité. L'idée, certes, dérive ostensiblement de l'Odyssée, où l'on voit Athéna protéger de la sorte Ulysse lorsqu'il entre dans la ville des Phéaciens, cité aimable mais peu accueillante aux étrangers (Od. VII, 14 sqq). Mais il y a toutefois une grande différence entre Virgile et Homère, car tandis que le poète grec passe aussi vite que possible sur ce prodige inouï (quatre vers au total), et nous le fait accepter par sa discrétion même, son émule latin procède à l'inverse: à aucun moment il ne nous permet d'oublier le fameux nuage, y revenant à quatre reprises et n'y consacrant pas moins de seize vers. Il voudrait ridiculiser ses personnages qu'il ne s'y prendrait pas autrement. L'intention maligne se perçoit d'ailleurs avec une particulière netteté aux vers 581 et suiv., quand les deux compères mettent en délibération la question de savoir s'il convient ou non de s'élancer enfin du nuage, et que, comme excédé de leur couardise, celui-ci se crève brusquement, les laissant tout penauds à découvert. Le livre II et le livre III sont mis l'un et l'autre sur les lèvres d'Enée, ce que le lecteur ne devrait jamais perdre de vue. Le livre II relate la prise de Troie par les Grecs. Nuit d'horreur et de carnage. Naturellement, le narrateur cherche à s'y donner le beau rôle, mais à qui sait lire entre les lignes, la vérité apparaîtra dans toute son horreur: Enée, par jalousie dynastique, s'est rendu complice des Grecs et leur a livré la ville; c'est d'ailleurs ce que rapportaient certaines versions fortement attestées de la légende. Détail amusant, si l'on ose dire, Enée n'arrive pas à nous expliquer clairement comment il a perdu dans l'incendie son épouse troyenne. On peut perdre quelqu'un exprès, comme le Petit Poucet fut perdu par ses parents. Dans le livre III, Enée prend bien soin de reporter systématiquement sur son père Anchise la responsabilité des fautes commises. Mais il n'arrête pas de se trahir. Par exemple, il nous dit qu'en passant au large de l'Epire, l'envie lui prit de rendre visite au roi du pays. Ce roi était en effet à ce moment un Troyen, Hélénus, qui venait d'épouser Andromaque. Seulement, par une inadvertance terrible, le narrateur nous dit que ce n'est qu'une fois débarqué en Epire qu'il a appris qu'Hélénus est monté sur le trône. Il faut donc en conclure que l'intention première du voyageur était bel et bien d'aller saluer le roi précédent, à savoir Pyrrhus, ce féroce fils d'Achille qui avait été le bourreau de Troie. CQFD. Dans le livre IV, Virgile reprend la parole. C'est sûrement le chant le plus poignant de l'Enéide. Séduite et abandonnée par Enée, la reine Didon ne voit plus d'autre solution que le suicide pour échapper au déshonneur. C'est peut-être ici que l'on saisit le mieux le fonctionnement de la "double écriture", ou cacozelia latens. D'une part en effet, le poète censément à la solde d'Auguste se doit de sauvegarder l'image du "pieux Enée"; mais d'autre part, la sympathie que nous éprouvons pour la reine ne faisant qu'augmenter au fil du livre, il arrive un moment où la tension entre l'Enéide officielle et l'Enéide authentique atteint son point de rupture. Alors, c'est la libération: on prend fait et cause pour la reine, on maudit son bourreau. Naturellement, l'apparition de ce point de rupture dépend de la capacité de résistance de chaque lecteur; et chez certains, particulièrement endurants, ou, comme dit Virgile, "qu'un dieu a rendus sourds", le fil ne casse jamais: Enée peut bien mentir, trahir, piller, massacrer, ils continuent imperturbablement à lui vouer leur admiration... Hommage inconscient qu'ils rendent au génie "cacozélique" du grand Virgile. Il faudrait continuer l'examen livre par livre, montrer par exemple que le cinquième met en exergue l'injustice d'Enée, qui, dans ses fonctions d'arbitre des Jeux, favorise systématiquement les tricheurs (mais là encore, beaucoup de lecteurs sont aveugles); que le sixième livre, celui de la descente aux enfers, le disqualifie en tant que prétendu élu du Destin dans la mesure où le rameau d'or, censé s'offrir sans effort à quiconque le mérite, lui résiste fortement et ne lui cède qu'à regret, etc... Pour conclure, il nous reste à évoquer brièvement les circonstances de la mort de Virgile et de la publication de l'Enéide. Les mystères de la publication de l'Enéide Après dix années d'un labeur acharné et patient, à raison de trois vers par jour en moyenne, Virgile touche enfin au but. Son poème n'attend plus que la révision. Mais plusieurs étrangetés peuvent être relevées: - c'est le moment qu'il choisit pour décider de s'embarquer dans une croisière en Orient prévue pour durer trois ans. - en partant il recommande à son ami Varius de brûler l'Enéide au cas où il lui arriverait quelque chose. Il lui arriva quelque chose. - A peine arrivé à Athènes, il rencontre l'empereur Auguste en personne (ce n'est pas par hasard puisque tout le monde évidemment sait où est l'empereur), qui le persuade de faire demi-tour en sa compagnie. Mais c'est alors qu'il attrape une insolation en visitant une ville en plein soleil. - Il expire sur le bateau même du prince au cours de la traversée (ou juste en arrivant, on ne sait). - Il paraît que dans son agonie, il réclamait l'Enéide pour la jeter au feu, mais que, grâce au ciel, Auguste refusa d'accéder à ses désirs délirants, et sauva ainsi ce chef-d'oeuvre. Telle est du moins la version officielle, fort flatteuse pour Auguste, mais la vérité est peut-être un peu différente ... et nettement plus vraisemblable. Chose certaine, la mort de son auteur livrait l'Enéide à la merci de son soi-disant sauveur. Consigne officielle: ne rien ajouter à ce que Virgile avait écrit. Mais cette consigne fut-elle respectée? On peut en douter : en effet, un examen attentif du texte permet d'y déceler plusieurs passages interpolés, et qui visent tous le même but : verrouiller autant que possible l'accès à l'anti-Enéide, casser le fil d'Ariane que le poète avait disposé pour permettre à son lecteur de se repérer dans ce qu'il appelle lui-même un labyrinthe (début du livre 6). D'ailleurs, il faut reconnaître au faussaire un certain talent, et une sage prudence, car il s'est contenté de quelques dizaines de vers au total, disséminés en des points sensibles et stratégiques du poème. On trouvera la liste de ces vers suspects sur le présent site. Vers plutôt affligeants quant à leur qualité intrinsèque, mais d'une valeur inestimable au plan de l'enquête policière. Car, selon le mot de Victor Hugo (L'Homme qui rit) : «On accomplit une mauvaise action, on met sa marque dessus... Signer ses crimes, c'est royal». Now... ...if you passed your "point de rupture" test, that means your rope was broken... ...and if you feel yourself no more like a "débutant"... ...then click here to know more... |