Compte Rendu
Depuis Polibio,
les historiens et les hommes de lettres de l’empire célébrent, entre deux
guerres impériales, "l’œuvre civilisatrice de la colonisation qui crée entre les
peuples à la fois une solidarité et une émulation utiles et fécondes". Même si
cela, surtout si cela ne résiste pas à l’analyse critique et à la révision du
passé universel, de ses mythes et de ses images forgées par des artistes de
talent, parfois par conviction ou sous l’influence du contexte où ils sont
formés, souvent sur commission. En réalité, dès qu’un empire se constitue, il
dépose partout en périphérie le "fardeau colonial" dont parlait Kipling.
La décolonisation
aussi a créé ses propres mythes pour tenter de mettre sur pied un homme nouveau
qui ne soit ni un prolétaire exploité et créateur de plus-value, ni un "damné de
la terre", ni un malade soumis à l’analyse psychique. Frantz Fanon, sous
l’influence d’un mélange de théories marxistes, existentialistes et
tiers-mondistes n’a pas visé la libération de l’antillais ou de l’algérien, de
l’homme de couleur ou du colonisé; il voulait libérer l’homme. Son programme
aboutit, contre son vœu, au désordre absolu que nous avons sous les yeux, un
désordre moral, politique, social, religieux et intellectuel, édifié sur le
mensonge absolu.
C’est à partir de
Fanon, que les bases d’un Illuminisme Nouveau vont être jetées, sur les ruines
du pouvoir de la bourgeoisie européenne, conquis durant la Révolution française,
et sur le triomphe d’une nouvelle noblesse et d’un nouveau clergé,
d’outre-atlantique. C’est ce désordre moral, social et intellectuel qu’évoque,
en l’effleurant, l’œuvre du jeune écrivain romain Salvatore Conte dans Didone
liberata. Il ne s’agit pas d’un engagement politique explicite. Néanmoins,
en voulant donner l’interprétation "authentique" de la Didon de Virgile, poète
de cour mais fortement perturbé par la politique d’Auguste, Conte réserve la
centralité de son œuvre à l’atmosphère d’inquiétude de notre société devant
l’utilisation du pouvoir, sans soucis de la morale et de la vie privée, et au
sentiment de défiance à l’égard du gouvernement totalitaire du monde par des
parvenus, lancés à sa conquête en usant "de stratagèmes faciles", comme le droit
de préetablissement mythologique, au mépris de la République, et des droits et
des libertés des citoyens. Une gloire obtenue par le crime est toujours
éphémère. Le châtiment arrive, tot ou tard, implacablement. Rarement par la main
de la justice, le plus souvent sous les coups d’une barbarie plus grande, dans
le silence et la soumission des foules hypnotisées, et des taifas
locales, dans la croyance de mieux défendre leur survivance et se justifiant par
les quelques menus privilèges arrachés.
Didone
liberata
n’est pas une tentative de reconstruction historique et archéologique. Il s’agit
d’une démarche symbolique de refus de justifier le crime comme guerre
préventive. On lit aussi dans le manque de réalisme politique de la part de la
Reine de Carthage, l’absence récurrente d’une vision politique de la part des
victimes devant le péril incombant. On connaît l’asyndète concise formulée par
Livio lorsqu’Hannibal choisit de ne pas envahir Rome, et d’attendre des renforts
à Capoue. "Vincere scis, Hannibal, victoria ut nescis", tu sais vaincre
Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire. Didon aussi a choisi de
ne pas saisir le moment favorable, trouvaille astucieuse d’un auteur doté d’une
grande sensibilité psychologique, pour se venger du dangereux intrus, comme prix
payé pour la libération de son âme. Dàda Elissa, Didon, a sacrifié ses Dieux,
son trône, l’admiration de ses proches et de ses conseillers, l’affection de son
peuple, et même l’amour maternel, pour un pirate des mers conscient de l’avoir
conquise et portée à la déstruction pour assurer plus rapidement sa propre
gloire.
La présence
fugace d’Enée, qui préfère exposer son ambassadeur Ilioneo, ses discours
empreints de sous-entendus et de doubles sens "terribles et impénétrables",
comme "les fatales mains", son voyage aux enfers pour se leurrer et nous leurrer
de pouvoir retrouver sa victime parmi les ombres des suicidés ne réussissent pas
à tromper une Reine intélligente comme Didon qui lui lancera à la face sa
condamnation définitive: "Enée, tu ments".
L’auteur nous
décrit aussi, dans toute sa mesquinité, la figure de Iarba, roitelet des
Gétules. On est loin de l’atmosphère libertine du début du XVIIème siècle
vénétien et du mariage réparateur de Didon avec Iarba, introduit par Busenello,
pour éviter de perturber l’âme du spectateur.
Les
moments de plus grand pathétisme sont conduits par Conte sans concession, sans
l’introduction absurde des personnages comiques de Busenello. Même
l’intervention de Simonide n’a rien d’irrivérent, mais représente une extrême
démarche diplomatique pour sauver du péril les Dieux de Carthage; son habilité
psychologique, ses menaces sans voile, n’y pourront rien pour infléchir le
destin. La tragédie va se dérouler sans répit, dans une suite de séquences
symphoniques, et se consommer comme dans un drame à suspense de
Hitchcock-Carneade, où les héros ne sont pas conventionnels et vides comme ceux
invoqués par Métastase, incertain entre le monde courtisan et le nouvel idéal
bourgeois tendre et vertueux.
Dès lors qu’il a
calqué l’œuvre de Virgile, l’auteur ne pouvait pas échapper au conditionnement
eurocentriste. On sait que l’admiration d’Omère pour les phéniciens s’est
transformée avec Erodote en hostilité probablement après que les grecs doriens
ont pu se déployer au grand large, se trouvant face à face avec d’autres
occupants, c’est-à-dire justement avec les phéniciens. Mais avant d’arriver à ce
degré d’organisation, les grecs ont importé et assimilé beaucoup du mode de vie,
de la culture et du culte des peuples du Liban. Non seulement l’alphabet, mais
aussi leurs dieux, avec leurs fonctions et jusqu’à leur aspect. Apollon, par
exemple, n’est autre qu’Adonis, que l’on peut encore côtoyer dans les rues de
Beyrouth. Conte a préféré s’en tenir aux Dieux de Virgile. Un choix
contraignant.
Touhami Garnaoui