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Que l'honneur soit le dernier à mourir

(traduction par Jean-Yves Maleuvre)

Carthage.

(Entre Didon, angoissée; puis Simonide)

Simonide: Reine, ma Reine, j'ai à vous parler.

Didon: Eh bien, parle, grand-prêtre de Baal.

Simonide: Voici: il se murmure à mi-voix dans la ville que vous vous efforcez de trouver un remède au départ du beau Troyen qui a séjourné ici pour une brève halte.

(Didon se tourne)

Didon (pour elle-même): Il vient me surprendre quand je glisse sur la pente de l'abîme.

(Se retournant vers le prêtre)

Retiens tes mots insolents, si tu ne veux pas te retrouver à terre sans plus de remède.

La lionne d'Afrique blessée à mort est moins terrible que Didon outragée. Et moins dangereuse.

Le beau Troyen pourrait s'en rendre compte, et toi tout autant, ténébreux prêtre de Baal.

(Pour elle-même)

Lionne sans griffes ni dignité, c'est ce que je suis désormais.

Réduite à grogner, plutôt que libre de rugir fièrement.

Sèche et déserte, comme cette terre durcie. Je sens la vie me quitter, et avec elle mon orgueil, désormais aussi vain qu'un murmure dans la tempête.

Fais de moi ce que tu voudras, ô vague phrygienne [1]!

(Simonide fait mine de sortir. Didon, brisée et résignée, s'approche de lui)

Allons, parle-moi de tes remèdes, Simonide, car je suis sûre que tu es venu pour cela.

Simonide: D'un seul et unique remède, ma noble Reine. Puissant et infaillible.

Parce qu'il nous est fourni par la divinité toute-puissante.

(Didon acquiesce)

L'immortelle déité à laquelle je suis consacré entend lier pour toujours le preux Enée à votre trône.

Pour votre félicité, pour celle de Carthage, pour celle de son peuple.

Mais le puissant dieu dont je garde les autels sacrés est depuis trop longtemps négligé.

On ne lui offre plus que de vaines prières et du sang d'animal, depuis que votre père l'avait ainsi décrété, décrétant du même coup le malheur de votre Maison.

D'abord le frère avide, puis l'amant  trompeur...

Reine, je m'afflige de vos malheurs, et vous offre le juste remède.

Didon: Parle, Simonide, dénoue ta langue.

Simonide: Eh bien, le temps est venu de rassasier notre dieu d'un sang digne de ce nom.

Le sang le plus pur qui soit, celui d'un enfant premier-né.

Comme à la meilleure époque de notre antique tradition, qu'il nous faut faire revivre.

Et nous ne pouvons pas hésiter davantage, ma Reine, car le Troyen arme sa flotte en silence et brûle de larguer les voiles à la moindre brise.

A vous de prendre le décret royal, à moi d'exécuter le rite sacré.

Je choisirai l'heureux nouveau-né, et verserai son sang frais, afin que le puissant Baal s'en puisse rassasier, et en retour nous prodiguer ses bienfaits.

Le Dieu phénicien Baal

Didon (pour elle-même): Qu'entendent mes oreilles?

(Elle effleure son giron)

Tu me demandes donc une mort en échange d'une vie, prêtre de ténèbres?

En échange du fils d'Enée que j'aurais tant voulu allaiter, puis nourrir jour après jour au fil des saisons qui passent, tu veux que j'allaite de sang le dieu que tu sers?

Pour mon fils, prendre le fils d'autrui?

Couper une fleur en échange d'une semence qui n'a pas encore germé?

(Elle rit, décomposée)

Eh bien oui, je le pourrais. Je suis la Reine.

Et je m'attacherais Enée, si j'en crois ce prêtre.

Que les décrets pris par mon père suivent mon père dans sa tombe, afin qu'Enée ne quitte pas Carthage, mais demeure ici avec moi, lié à moi pour toujours.

Que pleurent les mères et les pères pourvu que j'attache Enée à mon trône.

Que leurs larmes se fassent chaînes par la volonté de Dieu.

Et que Baal soit rassasié s'il rassasie mes voeux.

(Elle rit de nouveau, encore décomposée. Puis elle se fait sombre)

Comme le chagrin te rapetisse, Didon.

Je ne vois plus trace de la grande Reine que tu étais.

Inutile et futile, désormais. Pour ta ville autant que pour toi-même.

Mais pourtant, le chagrin, tu le connais bien.

En quoi celui-ci diffère-t-il du précédent?

De n'être pas le premier?

De n'être pas dû à une main assassine, mais à une volonté opiniâtre?

De n'être pas, cette fois, atténué par le souvenir d'un amour comblé?

Et pourtant, le chagrin, tu le connais bien.

Si ton salut se trouve dans l'abîme, cet abîme que tu as toi-même creusé, plonges-y avec joie, Didon.

Ne trouble pas le repos de ton père, de ton mari, et de la glorieuse Maison qui t'a engendrée.

Evanouis-toi avec tes décrets, et à ton tour, pauvre Didon, accorde-toi le repos.

(Elle marche, hébétée)

Fais de moi ce que tu voudras, vague phrygienne...

Simonide: Eh bien, Reine, pourquoi hésitez-vous encore?

Didon: Je n'hésite pas, Simonide, Didon n'hésite pas.

Et je te préviens: si un seul enfant de Carthage et des terres d'Afrique jusqu'au Colonnes d'Hercule venait à périr sans qu'on en sache les causes, j'irai tant que j'aurai un souffle de vie te chercher avec mes Tyriens pour répandre tes membres sur les rivages de la Libye, à la merci des corbeaux.

Et si je n'avais plus assez de force pour soutenir l'épée et t'arracher la vie, si je n'étais plus qu'une ombre, alors cette ombre sortirait des enfers pour venir te chercher et faire de ta mort ton unique remède.

Simonide (pour lui-même): Quel dieu adores-tu donc, femme infidèle, pour dédaigner ce que t'offre le mien en sa parfaite justice?

Et de quel injuste prix pourrait-il récompenser une telle offense?

Mais, sache-le bien, chienne obscène, l'humble serviteur de Baal que tu viens de bafouer avec si belle insolence ne cessera pas un instant de prier son puissant dieu, et versera plutôt son propre sang pour que le tien jaillisse hors de tes veines et aille souiller de son impureté le sol de ton palais.

Oui, sache-le bien.

(Simonide sort)

Didon: La mort, je ne vois pas d'autre remède à mes maux, pas d'autre échappatoire.

La mort, c'est tout ce que je mérite.

Ce ne sera pas facile de quitter la vie, mais il le faut.

La postérité dira que j'ai agi sous l'emprise du désespoir.

Eh bien, que ma fin soit donc malheuseuse, pourvu que soit sans tache la mémoire de la Reine de Carthage.

Aussi pur que le lait dont la mère nourrit l'appétit vorace de son enfant.

Et que l'honneur m'abandonne en dernier, qu'il soit la dernière partie de moi-même à mourir.

(Elle sort)

[ Acte Premier - Scène Premiere ]     [ Acte Quatrième - Scène Sixième ]

[1] La Phrygie, à l'Ouest de la Turquie actuelle, était la région d'origine d'Enée.

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