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Psittacus
occidit
Une lecture d'Ovide, Amores II, 6,
sous l'éclairage de la cacozelia latens
Baudouin Schmitz
(Athénée Royal de
Gembloux)
EUPHROSYNE 35 - 2007 (pp.
125-140)
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SUMMARY
Attached to freedom, of which
Augustus had deprived them, the Augustan poets led by Virgil, were continually
opposed to the emperor in their work. Their weapon was the "cacozelia latens",
the double-writing technique. The poets had to be extremely careful (their lives
were in danger) in expressing their hostility towards the Prince. Unfortunately
Virgil was "found out" and murdered on Augustus' orders. Ovid, in Amores II, 6,
denounced the murder but the reader needs to pay constant attention, have
infinite patience and perseverance to detect the dreadful reality behind the
ordinary words. Didn't Ovid, himself, write: "quaerenti
plura legendum"?
EXTRAITS
[Introduction]
[P. 125] Lorsque Ovide compose
l'élégie II, 6 de ses Amores, consacrée à la mort d'un perroquet, il
enrichit une tradition déjà fertile en témoignages qui saluent la disparition
d'un animal familier, d'un oiseau en particulier. L'Anthologie Palatine contient
des épigrammes célébrant avec une tendre candeur, une douce mélancolie la
mémoire, ici d'un rossignol, là d'une perdrix, là encore d'une pie, auxquels on
vouait une grand affection et qui de ce fait étaient sans doute aux yeux et au
cœur de certains un «ami», un «confident».
§ 1. Le perroquet-poète: (Aeneas)
agnovit... Eoasque acies et nigri Memnonis arma (Virgile, En. I,
488-489).
[P. 127] L'hypothèse selon
laquelle II, 6 serait fortement ironique, satirique voire «burlesque»,
parodique, paraît de ce fait indéfendable. D'ailleurs, pour nous convaincre que
psittacus n'est pas l'animal, il suffit de relever l'un ou l'autre
passage de l'épicède II, 6: la bouche du perroquet savait mieux parler
qu'il n'est habituel aux oiseaux (v.62); «tu ne déchaînais pas de guerres
cruelles et, malgré ton bavardage, tu aimais la douceur de la paix» (v.25b-26);
«le perroquet, par son langage, suscite l'admiration des oiseaux pieux» (v.58).
§ 2. Le meurtrier: Quaeque dies
Ibin, publica damna tulit (Ovide, In Ibin, 220).
[P. 134] L'amitié entre Virgile et Horace (Horace, Od.,
I, 3) identique à celle entre Perroquet et
Tourterelle; la
similitude entre la mort de Virgile (Horace, Od., I, 3) et celle de
Perroquet, toutes deux dues à Notus - Le Connu i.e. l'empereur;
Nason estimant ne pas devoir reproduire les
vœux de la jeune maîtresse, quid
referam (v.43) - ce qui suppose qu'ils sont connus, sans doute pour avoir
été formulés auparavant par Horace dans l'ode 3 du livre I, reddas incolumen
precor et serves (v.7-8): ce faisceau d'indices devrait nous autoriser à
émettre l'hypothèse selon laquelle Perroquet est Virgile.
Thus the State had been revolutionised, and there was not a
vestige left of the old sound morality. Stript
of equality, all looked up to the commands of a sovereign without the least
apprehension for the present.
No honour was left for the gods, when Augustus chose to be
himself worshipped with temples and statues, like those of the deities, and
with flamens and priests. He had not even adopted Tiberius as his successor
out of affection or any regard to the State, but, having thoroughly seen his
arrogant and savage temper, he had sought glory for himself by a contrast of
extreme wickedness.
Tacitus, Annals 1.4, 1.10
(tran. Church & Brodribb) |
§
3. La victime: ...iacens ...Caystrius ales (Ovide, Tr., V, 1, 11).
[P. 134] A vrai dire l'idée pas
neuve. J.-Y. Maleuvre l'a déjà avancée et étayée dans son ouvrage consacré à la
mort de Virgile. Plusieurs éléments nouveaux viendront toutefois renforcer
l'hypothèse audacieuse selon laquelle Virgile a bien été mis à mort par Auguste.
Il commence, il est vray, par où finit Auguste.
Mais crain, que l'avenir détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.
Il se déguise en vain. Je lis sur son visage
Des fiers Domitius l'humeur triste, et sauvage.
Il mêle avec l'orgueil, qu'il a pris dans leur sang,
La fierté des Nerons, qu'il puisa dans mon flanc.
Toûjours la tyrannie a d'heureuses prémices.
L'Agrippine de Racine
au sujet de Auguste et Neron
(Brit. 32/39) |
§ 4. Pourquoi Virgile? sed magno
intexens, si fas est dicere, peplo (Ciris, 21).
[PP.
138/139] Son prisonnier sera le nouveau Minotaure: César qu'Anchise (En.,
VI, 789) fixera en plein centre du vers: In medio mihi Caesar erit:
Romanosque tuos. Hic Caesar et omnis Iuli... Des flancs du monstre de
malheur-monstrum infelix - (En., II, 245) aux côtes entrelacées -
intexunt (En., II, 16), semblables aux fils de la trame d'un
tissu, ou d'un récit poétique - textus -, semblables aux
entrelacements des chemins du labyrinthe textum iter, Virgile va bondir
sur sa proie. Il est armé de la poésie à double tranchant, la cacozelia
latens, en apparence aussi calme, inoffensive et douce que le sont les
courbes et les rives du Mincio (Géorg., III, 14-15).
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OVIDE
LES AMOURS
LIVRE DEUXIÈME
ÉLÉGIE VI
Traduction de M. Nisard (1838)
L'oiseau imitateur qui nous vient des Indes
où se lève l'Aurore, ce perroquet n'est plus !
Habitants des airs, arrivez en foule à ses funérailles ; venez, pieux oiseaux ;
frappez-vous la poitrine de vos ailes, et sillonnez de vos ongles aigus vos
têtes délicates ; à défaut de pleureuses aux cheveux en désordre, arrachez vos
plumes hérissées ; que vos chants funèbres remplacent le clairon aux lointains
échos.
Pourquoi te plaindre, Philomèle, du crime du tyran ismarien ? Les années ont dû
mettre un terme à tes plaintes ; ne gémis plus que sur la fin déplorable de
l'oiseau le plus rare. Le sort d'Iris fut un grand sujet de douleur, mais ce
sujet est déjà bien ancien. Vous tous qui vous balancez noblement dans les
plaines de l’air, et toi surtout, avant les autres, fidèle tourterelle, partagez
notre deuil. Toute sa vie fut digne de la vôtre, et il se montra, jusqu'au
dernier moment, ami fidèle et dévoué. Ce que fut le jeune Phocéen pour l'argien
Oreste, la tourterelle le fut pour toi, ô perroquet ! tant que tu vécus. Mais
que t'a servi cette fidélité ? Que t'a servi l'éclat de ton rare plumage ? Que
t'a servi ta voix, si ingénieuse à imiter la nôtre ? Que t'a servi d'avoir plu à
ma maîtresse, dès que tu lui fus donné ? infortuné ! tu étais la gloire des
oiseaux, et tu n'es plus ! Tu pouvais, par ton plumage, éclipser la verte
émeraude ; le rouge incarnat de ton bec pouvait le disputer à la pourpre ; nul
oiseau sur la terre ne parlait aussi bien que toi, tant tu mettais d'art à
répéter en grasseyant les sons que tu avais entendus !
Un destin jaloux t'a frappé ; tu ne volais point aux combats sanglants ; ta
loquacité ne t'empêchait pas d'aimer les douceurs de la paix ; nous voyons les
cailles toujours en guerre, et, à cause de cela, peut-être, vivre de longues
années. La moindre nourriture te rassasiait, et tu aimais trop à babiller pour
aspirer sans cesse après des aliments. Une noix faisait ton repas ; quelques
pavots t'invitaient au sommeil ; quelques gouttes d'eau étanchaient ta soif.
Longue est la vie du vautour avide, du milan qui décrit de grands cercles au
milieu des airs ; et du geai qui pronostique la pluie. Longue aussi est la vie
de la corneille, odieuse à la belliqueuse Minerve ; à peine doit-elle mourir au
bout de neuf siècles. Et il est mort, cet oiseau qui savait si bien imiter la
voix de l'homme ; ce perroquet, présent qui nous venait des extrémités du monde
! Presque toujours les mains avares de la mort nous enlèvent d'abord les plus
belles choses, et laissent s'accomplir la destinée des plus mauvaises. Thersite
vit les tristes funérailles de Phylacidès, et Hector était réduit en cendres,
que ses frères vivaient encore.
Pourquoi rappeler les tendres voeux que fit pour toi ma maîtresse alarmée ; ces
voeux qu'emporta au milieu des mers le Notus au front chargé de tempêtes ? Tu
avais atteint le, septième jour qui ne devait point avoir de lendemain ; et déjà
pour toi la Parque avait dévidé tout son fuseau ; ta langue cependant ne resta
pas inactive et glacée à ton palais ; tu t'écrias en mourant : "Corinne, adieu
!"
Dans l'Élysée, sur le penchant d'une colline ; il est une forêt ombragée de
chênes touffus, la terre humide y est tapissée d'un gazon éternel. Ce lieu, s'il
faut en croire la fable, est, dit-on, le séjour des oiseaux dont la vie
s'écoula, dans l'innocence ; les oiseaux de mauvais augure en sont exclus. Là
vivent réunis les cygnes inoffensifs et l'immortel phénix, qui n'a point son
semblable ; la l'oiseau de Junon étale avec orgueil son brillant plumage, et la
caressante colombe se livre aux baisers de son brûlant époux. Reçu au milieu
d'eux, nouvel hôte de ces bocages, notre perroquet attire sur lui, par son
babil, l’attention de ses pieux compagnons.
Un tombeau recouvre ses os, tombeau petit comme son corps ; sur une pierre,
petite aussi, se lit cette refile épitaphe : "On peut juger par ce monument
combien je plus à ma maîtresse ; j'avais, pour lui parler, plus de talent qu'il
n'en est donné aux oiseaux."
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Baudouin Schmitz (Athénée
Royal de Gembloux):
"Ovide, In Ibin: un oiseau impérial"
Auguste, initié ou non par Agrippa peu importe, comprit que Virgile, surtout
dans l'Enéide
mais aussi dans les Bucoliques et les Géorgiques, se payait sa
tête; il le fit exécuter (funesti...mali - châtiment mortel. Tristes,
III, 6, 28). L'empereur assassin eut beau jeu alors de paraître avoir tenté de
sauver Virgile (version officielle) et de sauver, contre la volonté de son
auteur, l'épopée du feu...; ce n'était que pour mieux la censurer, la
contaminer...
[...]
Ibis, Severus, Vestalis, sont les masques d'un même monstre. Brutus en cache un
autre, qui en définitive est le même: la tyrannie.
[...]
Il [Ovide] revient aux lecteurs réfléchis, aux oreilles initiées - doctas aures
- (Pontiques, IV, 5, 1), d'en recueillir l'héritage; il leur revient de
cerner Ibis: "Illum ego devoveo quem mens intellegit Ibin - Moi je maudis
celui que cerne la seule réflexion, Ibis" (In Ibin, 95).
Il
leur revient de rendre au poète son oeuvre aujourd'hui reconstruite, hier
arrachée et déchirée.
Il
nous revient de décoder, de bien lire Nason.
(Disciplina
n. 15/2003, pp. 19, 20)
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